Maisons médiévales classées, églises remarquables… Intégrer tout nouveau projet architectural dans le contexte patrimonial exceptionnel du village de Saint-Antonin-Noble Val n’est pas chose aisée. L’agence d’architectes Mille-Lieux a relevé ce défi en livrant un nouveau complexe scolaire à la commune du Tarn-et-Garonne en septembre 2018. Le bâtiment, construit de plain-pied aux abords du centre ancien, ne fait pas d’ombres aux monuments historiques de la cité. Il est conçu avec des matériaux locaux et naturels : structure et bardage bois, mur en béton de terre, pierre… Son vocabulaire épuré et moderne ne renie pas l’architecture traditionnelle, comme en témoignent ses toits pentus en tuiles rondes sur lesquelles ont été installés des panneaux photovoltaïques. L’école Paul Bayou de Saint-Antonin fait partie des 23 projets sélectionnés dans le cadre de l’édition 2019 OFF du Développement Durable, appel à projets national qui distingue des constructions d’architecture écologique novatrice et « frugale ».

S’affranchir de la « monoculture du béton »

Ce concept de « frugalité » a été explicité en 2018 dans un manifeste publié en ligne par l’architecte Philippe Madec, la chercheuse Domnique Gauzin-Müller et Alain Bornarel, fondateur du bureau d’études Tribu. Les auteurs du Manifeste pour une frugalité heureuse et créative indiquent que les secteurs de la construction et de l’aménagement représentent « au moins 40 % des gaz à effet de serre » au niveau global. « Les professionnels du bâtiment et de l’aménagement du territoire ne peuvent se soustraire à leur responsabilité », écrivent-ils. Selon les termes de Philippe Madec, il y a urgence à s’affranchir de la « monoculture du béton », très énergivore pour se tourner le plus possible vers « ce que l’on trouve localement » : paille, bois, terre, fibres naturelles, pierre… Une architecture en circuit court qui préfère les solutions « low-tech » aux bâtiments ultra-connectés. En témoignent par exemple les cheminées qui coiffent l’Aria – centre culturel réalisé en bois et terre crue par Philippe Madec en 2017, à Cornebarrieu, près de Toulouse (photo p. 14 et 15). Le dispositif est composé de trappes qui s’ouvrent et se referment en fonction de la température. Il permet de renouveler l’air et de rafraîchir naturellement l’édifice tout en assurant la fonction de puits de lumière. Une solution sans mécanisme sophistiqué. « Les moteurs, c’est de l’énergie grise, de l’entretien, de la casse, de l’obsolescence programmée », explique Philippe Madec. Or, les adeptes de l’architecture frugale montrent que d’excellentes performances peuvent être atteintes en matière thermique en misant sur la sobriété.

Le retour au local

En Occitanie, plusieurs projets architecturaux de ce type ont émergé ces dernières années. « Il y a une dynamique et une réflexion autour des sujets que porte la frugalité dans la région, comme le retour au local et une meilleure prise en compte du futur budget de fonctionnement des bâtiments dans les projets architecturaux », témoigne Catherine Bonduau-Flament, directrice d’Envirobat Occitanie. Cette association régionale qui regroupe des professionnels du bâtiment engagés dans des démarches durables est aussi un des coorganisateurs du OFF du Développement Durable. « J’ai été surprise de voir le nombre de candidats à l’appel à projets venant d’Occitanie. Sur cent vingt et un, seize sont originaires du territoire », poursuit Catherine Bonduau-Flament. L’architecture frugale apporte notamment des réponses pertinentes en termes de confort d’été, ce qui est bienvenu dans une région qui va devoir affronter des vagues de chaleur de plus en plus fréquentes. Le concept de frugalité s’appuie sur une approche bioclimatique de la construction. C’est-à-dire le fait de s’adapter au mieux aux spécificités du climat et de l’environnement dans lequel est implanté un projet architectural. À ce titre, le pôle petite enfance de Roquemaure, dans le Gard, est intéressant. Inauguré en 2017, ce bâtiment est à énergie positive, c’est-à-dire qu’il produit plus d’énergie qu’il n’en consomme grâce à une excellente isolation et à des panneaux solaires. Surtout une pompe à chaleur à « eau sur latte » récupère les calories de l’eau présente en sous-sol en hiver pour réchauffer le bâtiment. En été l’inverse se produit : la température de l’eau contribue à rafraîchir le bâtiment. Les murs en pierres massives locales associés à une isolation en paille produisent une forte inertie (résistance aux variations de température) évitant les surchauffes en été. Enfin, une orientation savante permet de protéger l’édifice de la chaleur du soleil en été tout en bénéficiant au mieux de l’éclairage naturel.

Vers une promotion immobilière frugale ?

On le voit, la commande publique peut contribuer à financer des projets frugaux. Mais qu’en est-il de la construction de logements neufs qui représentent 30 % de l’activité du secteur du bâtiment en France ? Frugalité est en tout cas un terme qui semble avoir été intégré au vocabulaire des acteurs de la promotion immobilière. Comme en témoigne Philippe Ribouet, directeur de Nexity Occitanie, qui produit 1 200 logements par an dans la région. « L’important est de considérer que l’architecture frugale est un objectif à atteindre », assure le promoteur. Mais, il le confesse, « les gens qui ont conscience des problématiques climatiques et qui sont plutôt aisés vont investir dans un logement individuel. Nous, nous nous inscrivons dans une production de masse qui s’adresse à des personnes qui ont des budgets situés entre 200 000 et 300 000 euros. Et il est difficile de construire en bois pour ces prix-là », poursuit-il. Il énonce une autre difficulté concernant le bois : celui de la faible structuration de la filière locale à destination de la construction. « Les exploitations forestières de la région vendent leurs arbres sur pied et 80 % sont exportés. Lorsque nous avons construit en bois, nous avons dû par exemple nous fournir en Autriche », poursuit Philippe Ribouet. Produire des ensembles de logements en matériaux locaux et biosourcés semble pourtant possible. Comme le démontre la société de promotion immobilière héraultaise Éocène, fondée en 2018 par Cogim et Panomur. Celle-ci propose des habitations individuelles en bande groupées ou du petit logement collectif à un étage. Elle s’appuie sur le système constructif industrialisé Panomur, créé par Jean-Louis Chabalier. La majeure partie des bâtiments est assemblée en usine. « Nous travaillons avec la société du Vigan UFV pour nous fournir en douglas des Cévennes. Nous utilisons de la laine de bois produite par une société toulousaine pour l’isolation », indique Jean-Louis Chabalier. Éocène s’est lancé dans deux projets de constructions à Saint-Jean-de-Védas et à Juvignac, près de Montpellier. « Nos matériaux sont plus chers que ceux utilisés dans des projets standards, mais nos prix sont compétitifs, car nos études sont déjà faites et la fabrication est rapide », poursuit Jean-Louis Chabalier. Brique par brique, les principes de la frugalité se construisent une place.

 

Pôle Viavino de Saint-Christol, Hérault

Réalisé par Philippe Madec, fer de lance de l’architecture frugale, le Pôle œnotouristique de Saint-Christol a été édifié avec des matières locales et naturelles : bois des Cévennes, pierres sèches et même terre récupérée sur le site. La ventilation mécanique simple des bâtiments est quasi naturelle. Cette réalisation a été nommée à deux reprises au Mies van der Rohe Award, en 2009 et 2015.

 

École de Monoblet, Gard

L’une des idées-forces de l’architecture frugale est la participation des futurs usagers d’un bâtiment à sa conception. Ainsi, les enseignants, élèves et parents d’élèves de l’école de Monoblet dans le Gard se sont-ils investis dans sa réalisation. Livrée en 2014, la construction est faite en béton de chanvre et en bois local. Les auteurs du projet sont Yves Perret, Marie-Renée Désages, architectes de l’atelier de l’Entrelacs, et Fabrice Perrin, architecte de l’atelier PFS.

 

Usine en bois et paille à Pujaudran, Gers

Une usine constituée de caissons de bois démontables et entièrement isolée avec de la paille. C’est ce que s’est offert l’entreprise Aerem qui produit des pièces pour les industries aérospatiale et pharmaceutique à Pujaudran dans le Gers. Panneaux solaires et géothermie contribuent à faire de l’édifice une construction à énergie positive (qui produit plus d’énergie qu’il n’en consomme). Co-conçu avec le personnel, le bâtiment allie confort et sobriété. « L’idée était de faire mieux avec moins en utilisant l’intelligence collective », témoigne Leslie Gonçalves, architecte de l’agence (Seuil architecture) qui a conçu le projet. Celui-ci a reçu trois prix nationaux en septembre 2019 : le Grand Prix du Jury et le prix de La Construction de bâtiment tertiaire aux Trophées de la Construction 2019 et le Grand Prix Bas Carbone dans la catégorie « Bâtiment » aux Green Solutions Award.

 

INTERVIEWS

Alain Bornarel

Ingénieur, coauteur du Manifeste pour une frugalité heureuse & créative

Le concept de la frugalité, même heureuse, ce n’est pas très vendeur…
D’abord elle est heureuse et elle est créative, voilà, déjà qui est un peu plus vendeur. Et il faut remonter à l’étymologie du mot frugalité, qui vient de fruit, frugalitas en latin, les fruits de la récolte, et de la bonne récolte. C’est celle qui est en adéquation avec le potentiel de culture et les besoins. Alors, il y a derrière ce mot un aspect très largement positif.
Les gens ont oublié cette étymologie. Or il y a urgence, on a besoin de bâtir et de rénover de manière écologique.
Cela décrit la façon dont il faut qu’on bâtisse désormais. Peut-être que la formule a mauvaise presse, mais la notion de frugalité a vraiment un sens profond : s’inscrire complètement dans une démarche qui consiste à maîtriser les ressources, les limiter au strict minimum…
Ce n’est donc pas une norme…
C’est un état d’esprit, dans la façon dont on conçoit les projets de bâtiment et d’urbanisme. Mais on n’a surtout pas envie que ce soit une norme. Par contre, la frugalité correspond effectivement à un certain nombre de principes communs à plusieurs architectes et bureaux d’études qui travaillent dans ce sens-là. La maîtrise des ressources est un incontournable.
Ce sont les petites collectivités, les villages, voire les privés qui parviennent le mieux, semble-t-il, à passer ce cap. Comment l’expliquez-vous ?
Principalement parce qu’à cette échelle-là, on a beaucoup plus de facilité à faire ce pas de côté. Dans nos métiers, on est fortement contraint, effectivement, par des normes et des réglementations et, souvent, pour aller plus loin, pour construire des choses à peu près correctes, on est obligé d’en sortir, de pas les respecter.

 

Yves Perret

Architecte, poète

Pourquoi la biodiversité tient-elle cette place dans votre travail ?
La question de compter le nombre de vers de terre, ça peut paraître une espèce de vision sciences naturelles. Mais ce n’est pas ça. C’est le fait qu’un enfant qui voit passer un écureuil a les yeux qui s’allument. C’est très important. Mon travail, c’est d’allumer les yeux des gens qui habitent et des gens qui fabriquent. Faire ce boulot-là est très important parce que sur les chantiers aujourd’hui, les gens regardent leur montre pour partir à 18 heures. Le travail a été tellement fragmenté. On leur demande de faire des choses sans intérêt, dont ils ne voient pas le sens. Plus personne ne veut être maçon. Si vous allez dans une classe, demandez aux enfants combien rêvent d’être maçon : il n’y en aura point. C’est dramatique ! L’intelligence de la main est passée à la trappe, complètement dézinguée, désintégrée. Col blanc col-bleu, c’est chacun de son côté : les bureaux et les ateliers. Les tâches en plus à l’intérieur des bureaux comme à l’intérieur des ateliers sont fragmentées : moi, je tords une barre comme Charlie Chaplin, etc. ; ce n’est guère différent aujourd’hui. Cela s’est parfois un peu amélioré, mais pas dans la façon de concevoir les choses. Le rapport aux artistes sur les chantiers, quand il y en a un, c’est l’exception qui confirme la règle.

On imagine que vous avez du mal à répondre aux appels d’offres lancés par des collectivités locales, dans la promotion traditionnelle.
On bosse sur ces questions-là depuis trente-cinq ans. On en est à peine à faire nos premiers logements. Jusque-là, on s’y est toujours refusé parce qu’on considère que loger les gens ne peut pas consister à empiler des appartements les uns sur les autres. Habiter, ce n’est pas ça. On ne considère pas les habitants comme des usagers. Si on me traite d’usager, je considère que c’est une insulte, un affront. Je suis bien plus compliqué que ça, bien plus complexe, bien plus vivant.