Ce n’est plus une voie, c’est un boulevard… Covid-19 oblige, l’itinéraire est suivi jusqu’au sommet de l’État. Le budget du plan « Vélo et Mobilités actives » élaboré à l’automne 2018 vient d’être triplé, ce vendredi 29 mai, passant de 20 à 60 millions d’euros ; un levier financier destiné à aider les collectivités à pérenniser les 1 000 kilomètres de pistes cyclables temporaires ouvertes depuis le début du confinement le 16 mars notamment.

C’est LA conversion de cette période postconfinement, boostée en outre par la reprise de la campagne électorale pour les municipales. « Le confinement a permis de voir les villes sous un angle neuf, déclare Nicolas Le Moigne, le président de Vélocité Grand Montpellier. Si on assiste à un rééquilibrage de l’espace à la faveur des modes de déplacement doux depuis vingt ou trente ans, il est évident que le moment donne un coup d’accélérateur à la politique cyclable et piétonne. »

#JeSuisUnDesDeux
L’association est dans la capitale héraultaise aux avant-postes de la transition vers les mobilités douces depuis sa création en 1998. Elle n’a jamais manqué d’interpeller les édiles montpelliérains, peu enclins à engager le territoire dans une « vélorution » jusqu’alors. À l’instar de Philippe Saurel, maire et président de la métropole, qui ne s’en soucie guère lorsqu’il déclare en 2018 que « faire une infrastructure pour qu’elle soit utilisée par deux personnes, c’est peut-être pas l’idéal… ». Montpellier écope d’un surnom, la « ville des bouchons », que Greenpeace épingle en décembre dernier en lui attribuant la dixième place au classement destiné à évaluer l’action engagée par 12 grandes villes françaises contre la pollution liée aux transports. Vélocité Grand Montpellier intensifie alors son action autour du mouvement citoyen #JeSuisUnDesDeux. Dans le cadre du premier tour des élections municipales, l’association propose également un grand oral aux candidats. La stratégie est un succès. La place du vélo est désormais largement confortée dans les professions de foi. Reste à concrétiser.

L’association travaille désormais en concertation avec la collectivité. Lorsqu’il s’est agi de localiser plusieurs tronçons temporaires d’aménagement, les premiers à apparaître dans la France confinée dès le 24 avril, c’est sur la base des revendications de Vélocité que la Ville a planché. Montpellier vient de boucler un programme qui comptabilise au total 15 kilomètres d’itinéraires cyclables provisoires pour un budget de 145 000 euros : trois pistes, créées le long des voies 1, 2 et 3 du tramway et connectées à celles déjà existantes.

 

L’urbanisme tactique
« Ce que l’on souhaite et ce que l’on portera, c’est de passer d’un plan vélo d’urgence, temporaire car mis en place dans le cadre de la lutte contre la propagation de la Covid-19, à un système vélo global, précise Nicolas Le Moigne. Personne ne reviendra en arrière : les gains à un renforcement des modes de déplacement doux sont une évidence. La dynamique associative et citoyenne engagée à Montpellier, déjà sans précédent, aura des suites quelle que soit l’issue du scrutin municipal : les attentes sont là, les envies aussi. » L’annonce du ministère de la Transition écologique, ce vendredi 29 mai, donne un nouvel élan à cette demande.

Le vélo est devenu un outil décisif de la mobilité post-confinement en effet : « Il est un geste barrière par excellence », écrit Chrystelle Beurrier, la présidente de Vélo & Territoires, en introduction du premier bulletin de suivi de la fréquentation cyclable post-confinement.
Barrière contre la contamination, mais aussi barrière contre la dégradation de la qualité de l’air et contre l’effondrement de l’activité et de l’économie du pays… Le vélo, les modes de déplacement doux en général, se pare de vertus auxquelles un concept semble répondre au point de fleurir sur toutes les lèvres : l’urbanisme tactique, ou comment mobiliser rapidement et à moindre coût des intelligences pour fabriquer la ville.

Du temporaire au durable, voilà l’enjeu
L’idée est loin d’être neuve. Copenhague et Amsterdam la font sienne dès les années 1970 pour amortir les effets de la crise économique et sociale qui suit le choc pétrolier. Bogota, Mexico, Berlin, New York, Calgary… se convertissent dès le 15 mars pour adapter les réponses à l’urgence sanitaire et préparer le jour d’après. Paris, Grenoble, Nice ou Montpellier embraient le pas. Toulouse également, qui accélère la mise en place du schéma directeur cyclable de la métropole inclus dans son plan Mobilités, dont la finalité vise la création d’un Réseau Express Vélo de 370 kilomètres sur le périmètre de l’agglomération d’ici à six ans. Les élus de l’agglomération innovent aussi avec l’extension de la zone de rencontre d’envergure dans l’hyper-centre à quelque 650 hectares.

« Il faut saisir ce moment pour tester les aménagements, porter des propositions correctives et garantir la réussite d’une transition des modes de déplacement en ville », acquiesce Boris Kozlow. Le président de 2 Pieds 2 Roues reconnaît toutefois rester vigilant devant cette fenêtre de tir inédite. Au chapitre des regrets, le constat que l’association n’a pas été associée ni aux réflexions ni aux décisions qui ont précédé les premiers aménagements postconfinement. La faute au contentieux qui l’oppose à la métropole ; un recours contre le plan de déplacement urbain à l’automne 2018 ?

« Ce sont deux sujets différents, rétorque Boris Kozlow, et il faut à présent travailler de concert. Si les aménagements sont de mauvaise qualité, s’ils ne sont pas suffisamment sécurisés ou jalonnés, s’ils ne permettent pas de résorber certaines discontinuités, les néocyclistes particulièrement se décourageront à maintenir leur usage du vélo. » 2 Pieds 2 Roues participe désormais à des réunions avec les services techniques de la métropole, où l’association partage son expertise. Tandis que la pérennisation des voies temporaires s’affiche comme un objectif gouvernemental, les militants maintiennent leur mot d’ordre : proposer, tester et commenter.

Le monde d’après, c’est maintenant
L’urbanisme tactique change de statut, donc. Observé comme un outil de la désobéissance civile, il devient une ressource que les collectivités et les pouvoirs publics sollicitent pour répondre aux impératifs et aux conséquences de la pandémie. Pas le choix, à dire vrai. La ruée des Français sur la petite reine est sans précédent : la fréquentation cyclable a augmenté de 44 % à l’issue de la première semaine de confinement, par rapport à la moyenne relevée du 1er janvier au 17 mars cette année, selon Vélo & Territoires.
Le moindre recours à la voiture a également un impact réel sur la qualité de l’air : les concentrations en dioxyde d’azote (NO2) au niveau des plus grands axes routiers de Toulouse, Montpellier et Nîmes ont baissé de près de 60 % dès le premier mois par rapport à la situation normale selon Atmo Occitanie. Et que dire des arguments économiques ? La petite reine fait gagner à la collectivité 62 centimes d’euro par kilomètre parcouru, la voiture lui en fait perdre 71. De même, sur un million d’euros investis, le nombre d’emplois créés serait de 8 à 10 dans la filière du vélo, contre 3 dans celle de l’automobile.
La voie est plus que jamais dégagée pour une transition vers les mobilités douces, vélo en tête. Reste à savoir comment et à quel rythme les collectivités vont s’emparer du coup de pouce, financier et technique, proposé par le gouvernement. Rappelons que l’enveloppe inclut également un forfait de 50 euros pour faire réparer sa bicyclette, le financement des places de stationnement temporaires (à hauteur de 60 % des coûts avancés par les collectivités), des formations pour apprendre ou réapprendre à rouler à vélo et l’instauration d’un forfait « mobilités durables » (jusqu’à 400 euros par salarié). L’horizon est tracé. Il vise l’accélération d’une ambition : multiplier par trois l’usage du vélo en ville, un objectif initialement fixé à l’horizon 2024. Nul doute que l’action des associations et la dynamique citoyenne constitueront à la fois un carburant et un garde-fou efficaces pour maintenir la vitesse et le cap de cette transition à grande vitesse.

Matthieu Poumarède

« Renouveler la fabrique de la ville »

Matthieu Poumarède est professeur de droit, directeur de l’Institut des études juridiques de l’urbanisme, de la construction et de l’environnement (IEJUC), à l’université Toulouse Capitole. L’établissement, fondé en 1965, est un centre de formation et de recherche. Il organisera en septembre un événement dont le thème central traitera de l’urbanisme tactique et posera la question du sens à créer un cadre juridique propre à cette problématique.

L’urbanisme tactique est une notion qui a le vent en poupe. Est-elle nouvelle pour autant ?
Oui et non. Il faut se souvenir que l’urbanisme tactique est d’abord le fait de citoyens. Les prémisses remontent à 2005, à San Francisco, sous l’impulsion d’un collectif d’habitants, d’artistes et d’urbanistes. Le principe consiste à proposer et tester dans l’espace public des aménagements temporaires, faciles à installer et peu coûteux, pour démontrer leur caractère utile et possible à la fois. Il reste toutefois un champ d’études totalement nouveau pour nous, les juristes : personne ne travaille sur ce sujet à l’heure actuelle, ni en France ni en Europe. Reste à savoir, alors que le concept semble s’institutionnaliser à la faveur de la pandémie, s’il peut exister en tant que tel.

Quel regard justement posez-vous sur les aménagements temporaires qui fleurissent partout ?
Ce qui se passe est très intéressant. Mais j’évoquerai davantage une mise en œuvre anticipée et accélérée de projets préexistants, qu’ils soient portés par des collectivités ou en concertation avec des associations, qu’un urbanisme tactique ; même si la méthode et le matériel utilisés rejoignent l’esprit. Les dispositifs cyclables mis en place à Toulouse et Montpellier, par exemple, étaient déjà dans les cartons ; on a juste gagné quelques années sur le calendrier. Je constate cependant que beaucoup de choses sont réalisées : les décisions politiques rejoignent les aspirations citoyennes et ouvrent la porte à des concertations nouvelles, propices à renouveler la fabrique de la ville.

Rien de neuf, donc ?
Si, pour le versant piéton de ces aménagements. La question de la distanciation physique éclaire une question rarement considérée par les autorités publiques. À Toulouse, par exemple, elles prennent conscience que les trottoirs sont souvent trop étroits. Voilà un aspect totalement nouveau qui fait appel à l’intelligence rapide supportée par l’urbanisme tactique. Du point de vue juridique, ensuite, émerge la question de la corrélation entre espace public et espace privé pour des questions relatives à la circulation, à l’urbanisme, à l’environnement ou à la construction. Les ventes de vélo s’envolent, mais où les gare-t-on ? De même, la zone de rencontre en l’hypocentre toulousain, comment l’aménager en cohérence avec la loi et le droit ?

La pérennité de ces aménagements serait-elle hypothéquée ?
Il me paraît impossible de savoir comment les choses évolueront. La pandémie est un accélérateur indéniable des changements en cours, mais tout est à faire d’autant que nous ne disposons d’aucune donnée sur son évolution. Je doute que les voies et les espaces temporaires déjà installés soient remis en cause toutefois. Pour le reste, l’essai reste à transformer.