En juillet 2020, le président Emmanuel Macron en personne a remobilisé les troupes en confiant à l’historien Benjamin Stora une mission sur « la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie ». Et parmi les vingt-deux recommandations de l’expert, a ressurgi comme par magie l’idée de « réactualiser le musée sur l’histoire de la France et de l’Algérie ». Il faut dire que l’homme y tenait. En effet, Benjamin Stora comptait parmi les parrains du projet, et avait participé à la pétition de protestation lorsque Philippe Saurel, ex-maire de Montpellier, y avait mis un terme au lendemain de son élection en 2014. Une recommandation parmi vingt et une autres donc, mais qui pourrait bien tordre le cou aux écueils de cette « mémoire hémiplégique » dont le musée a toujours fait les frais.

« Ne plus être otage des préoccupations politiques »
Alors, à l’énoncé du rapport, les anciens membres du comité scientifique ont dressé l’oreille. L’historien Paul Siblot l’avoue : « Ça m’a fait sourire de plaisir. » Même enthousiasme du côté du maire de Montpellier, Michaël Delafosse. « J’ai aussitôt fait savoir au président de la République que je souhaitais accueillir ce musée à Montpellier. Pour moi, ce musée ne doit pas être à Nice ou Perpignan, à Marseille ou Avignon. C’est Montpellier qui doit l’avoir. Si l’État paye ce musée, nous trouverons un lieu et mettrons à disposition les collections », confie-t-il dans le magazine de la Métropole début mars. S’il refuse d’en dire davantage pour l’instant, l’entourage de l’édile confirme « une volonté commune ». Pour preuve : à l’Élysée, une directrice en charge de la mise en application des recommandations du rapport Stora a déjà pris attache avec quelques références régionales en matière d’histoire coloniale.
Mais certains chercheurs appellent à la prudence. « Il ne faut pas se faire d’illusions. Pour le moment le projet est en stand-by pour tout le monde », balaie l’ethnologue Paul Pandolfi, échaudé par la dernière tentative. Car l’Élysée s’empare de ce sujet, sans cesse en proie aux échéances électorales, à seulement un an de la présidentielle… « Il ne faut pas que l’on soit otage de préoccupations politiques, mais que nous ayons une hauteur de vue plus grande qu’un horizon électoral », prévient à son tour Jean-Robert Henry, ex-président du comité scientifique du musée.

Un sujet inflammable
Pour mémoire, à ses débuts l’affaire avait très mal commencé. Alors censé relater « l’histoire de la France en Algérie » et notamment ses éventuels « aspects positifs », le projet avait pour but initial de conforter la mémoire des colons et fidéliser l’électorat pied-noir. Problème : entre le comité scientifique qui « ne voulait pas servir la soupe aux politiques ou aux associations de rapatriés »* et Georges Frêche, le courant passe mal. Au point que ce dernier franchit une nouvelle fois la ligne jaune, les qualifiant en public de « d’universitaires trous du cul ». En réponse, les experts démissionnent d’un bloc en 2005, renversant la première version du projet, que d’aucuns nomment alors de « musée de la honte ».

Nouveau départ en 2010, lorsque Georges Frêche consent à revoir son idée de départ pour l’asseoir sur des bases plus scientifiques que mémorielles. Quelques mois avant sa mort, l’homme désigne Florence Hudowics en qualité de conservatrice. Dès 2011, l’historien Jean-Robert Henry se greffe sur le projet à la condition de pouvoir garder une certaine liberté d’étude, et un nouveau conseil scientifique de plusieurs dizaines d’experts finit par se fédérer autour de lui. L’équipe prend aussi attache avec quelques correspondants algériens de premier ordre, comme l’ancien Premier ministre Redha Malek, ou le recteur de l’université de Tlemcen. Ils identifient également les grands axes des quinze salles de l’exposition permanente en gestation, ainsi que les premières programmations des deux espaces qui auraient dû accueillir les expositions temporaires. Mais en 2014, et contrairement à ses déclarations de campagne, Philippe Saurel y met un terme sans sommation malgré les 15 millions d’euros déjà engagés. « Je ne marcherai pas sur la mémoire des Français d’Algérie », a-t-il argué dans le journal Le Monde en mai 2014. Pour lui, non seulement l’idée initiée par Georges Frêche avait été « dévoyée », mais à l’époque il imagine déjà le futur MoCo en lieu et place de ce projet inflammable.

« Raconter l’histoire des gens, pas des gouvernements »
Si c’est à refaire, « il faudra tirer parti des leçons du passé », souffle Jean-Robert Henry, convaincu qu’on ne pourra « apaiser le tumulte des mémoires qu’en ayant recours à l’histoire ». D’après le chercheur, le projet à venir devra s’élargir à l’histoire franco-maghrébine et éviter l’opposition de deux blocs, l’un français, l’autre algérien, au risque de voir l’initiative « se transformer en face-à-face diplomatique ». Et si Jean-Robert Henry sait déjà qu’il ne repartira pas pour un tour, il porte un regard franc sur les écueils du passé : « Les universitaires, les professionnels de la muséographie et les politiques doivent arriver à se respecter mutuellement, mais il faut que nous ayons la capacité de dire merde quand c’est nécessaire. » Engagé dans le précédent projet, l’historien Paul Siblot l’assure, l’urgence est d’arriver à « rétablir les faits » et de s’affranchir enfin des « romans nationaux ». Mais au-delà de ces impératifs, l’homme estime que les contours du projet devraient, eux aussi, être revisités. « Je ne suis pas sûr qu’il faille vraiment en faire un musée… Pour les jeunes, une fois qu’on a porté les éléments de vérité, il faudra se tourner vers le présent et vers l’avenir. Je pense que cette structure devrait aussi être un lieu de vie. Nous pourrions parler de la Maison de la France et l’Algérie… Cela serait une Maison des rencontres entre universitaires, médecins, ingénieurs, enseignants… Une sorte de forum vivant dédié aux échanges », imagine Paul Siblot.

Parmi la nouvelle génération de scientifiques, le chercheur montpelliérain Éric Soriano fait partie des noms que les services de la Ville et de l’État pourraient solliciter si le projet se concrétise. Il imagine déjà un musée libéré de « cette logique de repentance ». « S’il doit exister et s’il arrive à être pédagogique et populaire, il devra raconter l’histoire des gens, pas des gouvernements », poursuit le chercheur. Avant de tempérer, perplexe : « Vouloir créer un musée à un an des échéances électorales me paraît curieux… J’espère que ça ira », soupire-t-il.
Pour l’heure, les 5 000 pièces collectées jusqu’en 2014 ont été mises en dépôt au Mucem, à Marseille. Affiches, tableaux, correspondances, cartes postales, photographies, assiettes, journaux, livres, objets dérivés… Autant de pièces qui témoignent d’une conquête, mais aussi d’un nouvel Orient « vierge de toute industrialisation ». Une vision « romantique » à contextualiser avec tact pour éviter une « lecture outrée », analyse un ancien expert du projet qui préfère rester anonyme. « Il faut arriver à comprendre le hors-champ », souligne-t-il. Un objectif complexe, mais réalisable, que Marseille semble avoir déjà touché du doigt. Depuis 2018, le Mucem a programmé cinq saisons « Algérie-France : la voix des objets », conviant scientifiques, artistes et historiens autour d’un thème lié à ces vestiges en dépôt. Un moment d’échange riche et convivial qui pourrait bien préfigurer les contours de ce projet dont Montpellier a tant de mal à se saisir… Du moins pour le moment.

*Cette citation de l’historien Daniel Lefeuvre a été reprise par le professeur Jean-Robert Henry dans son article « L’histoire aux prises avec les mémoires. L’exemple du musée avorté de Montpellier sur l’histoire de la France et de l’Algérie », publié en 2018, dans la revue L’Année du Maghreb, numéro 19.

 


Montpellier prépare le Sommet Afrique-France

Du 8 au 10 juillet, Montpellier accueille le 28e Sommet Afrique-France. L’occasion de voir la capitale languedocienne mise en lumière par cet événement international dans sa version revisitée. Cette année, ce ne sont pas les chefs d’État qui mèneront la danse, mais un panel d’entrepreneurs, artistes, chercheurs, sportifs et citoyens issus des quatre coins de l’Afrique, emmenés par l’historien Achille MBembe. Peut-être l’orée d’une nouvelle ère pour « redéfinir les relations ankylosées » des deux continents. C’est du moins l’espoir émis par l’historien, jusqu’ici très critique à l’égard de la politique africaine de la France, à l’occasion d’une interview dans Jeune Afrique (édition du 21 mars 2021). Jusqu’au 12 avril, le maire de Montpellier Michaël Delafosse a lancé un appel à projet pour insérer le tissu associatif local dans un « OFF », au sein du « Village du sommet Afrique-France ». À suivre donc.

 


Quid des crânes kabyles du musée d’anatomie ?

Le 3 juillet 2020, Emmanuel Macron a restitué 24 crânes à l’Algérie. Jusqu’ici entreposées au Musée de l’Homme, ces têtes appartiennent à des résistants kabyles morts lors du siège de Zaatcha en 1849, dernière grande étape de la conquête du pays. Un geste diplomatique fort donc, et qui s’est inscrit dans le cadre du 58e anniversaire de l’indépendance de l’ancienne colonie française. Mais ce ne sont pas les seuls crânes du genre. Quand il déambule dans le musée d’anatomie de la faculté de médecine, Laliam Boudjemaa, président de l’Observatoire de la laïcité de Montpellier, s’interroge. « J’ai toujours vu ces trois crânes kabyles, et en tant que petit-fils d’insurgé algérien, ça me choque », confie-t-il. Contactée, la conservatrice du musée d’anatomie Caroline Ducourau assure que ces crânes n’ont « pas de lien avec les événements militaires des années 1840 ». « Cette vitrine est constituée par plusieurs apports, qui vont de la fin du XVIIIe siècle, lors des campagnes d’Égypte de Bonaparte, à l’année 1852, avec le don de la collection d’un ancien chercheur après son décès. » Ces crânes kabyles pourraient en être issus, et dateraient donc du début du XIXe siècle, sans aucune certitude quant à leur histoire précise. « Ces restes humains “patrimonialisés” ont un statut spécifique. Leur restitution relève d’un geste diplomatique et se déroule au niveau de la nation France », explique-t-elle. Pour mémoire, en 2012 le musée d’anatomie de Montpellier avait déjà restitué un crâne Maori dans le cadre d’une campagne nationale. « On se tient à disposition », poursuit la conservatrice.

 

Légendes photos :

1 – Le bien nommé Hôtel Montcalm, qui devait abriter le musée, est devenu désormais l’Hôtel des collections du MoCo… que les tumultes n’épargnent pas. Photo Montpellier3M

2 – Georges Frêche, ancien président de Montpellier agglomération, et Hélène Mandroux, alors maire de Montpellier. Le projet de musée, abandonné par la seconde, sera l’un des motifs de leur brouille, ici ostensiblement affichée lors de l’inauguration du centre commercial Odysseum. Archives – FM/artdeville

3 – Franck Riester, ex-ministre de la Culture du président Macron, et Philippe Saurel, ex-maire de Montpellier, inaugurent en juin 2019 le MoCo qui enterra le musée de la France en Algérie… que le Président semble prêt désormais à ressusciter. Archives – FM/artdeville

4 – Parmi les 5 000 pièces collectées jusqu’en 2014 pour le musée, l’image paisible du « Joueur de mandoline sur la jetée du port d’Alger », vers 1940, tranche avec la tragédie qui ne fait que démarrer. Étienne Bouchaud, gouache sur papier, Dépôt de Montpellier Méditerranée Métropole au Mucem – Copie d’écran – Photo Frédéric Jaulmes

5 – Achille Mbembe Photo Heike Huslage-Koch Travail personnel – CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=45362580

6 – Crânes kabyles du musée d’anatomie – Photo Laliam Boudjemaa