Le 30 novembre 2021, un hommage national est rendu à Joséphine Baker. En grande pompe, son cénotaphe est déposé cérémonieusement dans le caveau numéro 13 de la crypte du Panthéon, le temps laïc de la République. Son cercueil contient, non pas son corps, mais la terre de Saint-Louis dans le Missouri aux États-Unis, là où elle grandit dans la pauvreté, celle du Périgord où elle avait établi sa tribu « arc-en-ciel » de douze enfants et bien sûr celle de la principauté de Monaco où elle repose depuis 1975. La France entière redécouvre cette danseuse et chanteuse métisse au charisme incroyable, véritable superstar de l’Entre-Deux-Guerres, résistante pendant la Seconde Guerre mondiale et militante des droits civiques des Afro-américains. Ce que l’on connaît moins d’elle, ce sont ses attaches languedociennes. Ce n’est pas un hasard si quelques jours avant l’événement national, un hommage, certes plus discret, lui est rendu à Grabels. Le 25 novembre, sous des trombes d’eau presque musicales, René Revol, le maire de Grabels, et Michaël Delafosse, maire-président de Montpellier Méditerranée Métropole, dévoilent une plaque en honneur à Joséphine Baker là où jaillit la source du Verdanson.

Revue nègre et danse sauvage
Le lien entre Joséphine Baker et le quartier de la Valsière, sur les hauteurs de Grabels ? La Tuilerie de Massane, à deux pas. Une ancienne métairie à l’abandon, qui fut pendant quarante ans la maison de l’écrivain Joseph Delteil et de sa femme Caroline. Car une grande histoire de hasard et d’amitié relie Caroline et Joséphine Baker. Tout commence en 1925, quand Caroline Dudley Reagan, alors épouse d’un attaché de l’ambassade des États-Unis à Paris, part à New York pour le compte d’André Daven, directeur artistique du Théâtre des Champs-Élysées. Alors que ce que l’on appelle « l’esthétique nègre » fascine le Tout-Paris, elle rentre en France le 25 septembre 1925, avec une troupe d’une vingtaine d’artistes noirs américains, dont le fabuleux musicien Sydney Bechet. Et Joséphine Baker, jeune danseuse de 19 ans découverte à Broadway. Le 2 octobre, la Revue Nègre fait sa première, le spectacle est la grande sensation artistique du moment. En deux mois seulement, Joséphine Baker en devient l’icône photogénique, séduisant et choquant à la fois par sa « danse sauvage », les seins nus. La musique jazz et la culture noire américaine conquièrent le Paris des Années folles, les milieux avant-gardistes sont subjugués. En 1926, Joséphine Baker choisit néanmoins de casser son contrat avec Caroline Dudley pour rejoindre les Folies Bergères où elle est promise au triomphe.
Si Caroline Dudley voit ainsi sa carrière d’imprésario s’interrompre, une autre rencontre décisive l’en consolera, celle de Joseph Delteil, en 1930. L’écrivain audois à l’accent chantant et d’une liberté de style absolue s’était fait remarquer sur la scène littéraire parisienne par son roman Sur le Fleuve Amour en 1922, puis Choléra en 1923. À l’époque, il fréquentait les surréalistes, André Breton, Robert Desnos, Louis Aragon, participant à leurs séances d’écriture automatique. Une relation amicale et intellectuelle qui ne survécut cependant pas à la consécration de son roman Jeanne d’Arc par le prix Femina en 1925. L’année même du succès de la Revue nègre qui l’avait fasciné au point d’aller plusieurs fois voir le spectacle. De toute évidence, Caroline et Joseph étaient faits pour se rencontrer. Mais ce dernier tombe malade en 1931, fatigué de la vie parisienne, il part dans le Sud avec celle qui est devenue sa compagne. En 1937, ils s’installent à la Tuilerie de Massane à Grabels et se marient la même année. Loin de la vie parisienne, Caroline et Joseph forment un couple atypique, elle l’Américaine un peu excentrique, lui le Sudiste, fervent occitaniste un peu ours, à la langue aussi inventive que colorée. La guerre passe.

Un rendez-vous mondain au milieu de la garrigue
Malgré son éloignement de la vie mondaine, Joseph Delteil, devenu poète-vigneron, a de fervents admirateurs qui lui rendent visite. Écrivains, poètes, peintures, acteurs, les visiteurs font de la Tuilerie de Massane un rendez-vous mondain au milieu de la garrigue : Pierre Soulages, Frédéric Jacques Temple, Blaise Cendrars, Ernest Hemingway, Lauwrence Durrell, Jean Hugo, Charles Trenet, Georges Brassens, Robert Delaunay, Marc Chagall, Madeleine Attal, Jean-Claude Drouot… Et même Albert Camus, ou encore Henri Miller, bien sûr, avec lequel il a une correspondance nourrie. La liste est longue. En 1968, la publication de La Deltheillerie lui fait renouer avec le succès. « Donc, il y avait, là-bas dans les garrigues de Montpellier, une espèce de vieille métairie à vins, à lavandes et à kermès, à demi-abandonnée, et dont j’ai fait une oasis dans le désert, un point de vie comme il y a des points d’eau : la Deltheillerie », écrit Delteil. Il poursuit : « La Deltheillerie est le domaine imaginaire de ma création comme la Tuilerie de Massane est le domaine réel où je vis. » Mais les heures de gloire sont passées. Peu importe, Joseph écrit beaucoup, dès le petit matin. Caroline, elle, a bien tenté de faire éditer ses mémoires de la Revue nègre, mais en vain, un manque de reconnaissance qui lui laissera un goût amer.
Il se raconte que Joséphine Baker rendit cependant visite à son amie américaine, notamment dans les années 60, époque à laquelle elle était mariée au compositeur montpelliérain, Jo Bouillon ; une belle voiture se garait alors dans la cour.

La Deltheillerie, enfin !

La renaissance de la « Deltheillerie », les Deltheilliens n’y croyaient plus, ou presque. Après la mort de Joseph Delteil en 1978, puis de Caroline Dudley en 1982, le domaine est racheté en 1957 en viager par la famille Poudevigne. Mais en raison d’un héritage compliqué (près de 30 héritiers !), le lieu reste à l’abandon et tombe en ruine. Au grand dam des admirateurs de l’écrivain qui se mobilisent, interpellant les collectivités locales jusqu’au début des années 2000. En 2005, une première pétition est lancée avec un certain succès. Des événements y sont organisés par la Ville de Grabels dès 2009 pour célébrer l’écrivain-vigneron : « La Deltheillerie en fête ». Georges Frêche, ancien maire de Montpellier, reprend alors à son compte l’idée d’y faire une Maison de l’écrivain. Mais rien ne bouge. Une autre pétition est lancée en 2017, portée par les membres de la revue de poésie Souffle, avec le soutien de Pierre Soulages, Fabrice Luchini, Christian Lacroix, Catherine Frot, Madeleine Attal, Jean-Claude Drouot et bien d’autres. Encore en ligne sur change.org, elle recueille à ce jour plus de 11000 signatures. L’ancienne propriété viticole de 7 ha, dont certains bâtiments datent du XVIIe siècle qui comprend un chai, une grange en ruine, mais aussi un grand parc, est incluse dans le futur projet de ZAC de Gimel et finalement acquise par la Ville. Ouf ?
Non ! La présentation du projet d’éco-quartier de Gimel de 850 logements, confié au groupe GGL, et à l’architecte François Fontès inquiète le comité de sauvegarde « Un nouveau souffle pour Delteil » qui adresse une lettre ouverte fin juillet 2021 : « Le maire de Grabels, René Revol, envisage de construire deux équipements publics (une école sur les terres de cet ancien mas languedocien et une salle des fêtes dans l’ancien chai se trouvant juste en face du perron de la maison) », ce qui signifierait « dénaturer le domaine en réduisant sa superficie et en l’utilisant à des finalités autres que la valorisation de l’œuvre du poète en vue d’y créer une maison de l’écrivain. » Il est aussi question d’accueillir dans l’un des bâtiments de la propriété le cinéma Utopia. En apaisement, René Revol précise dans Midi libre que « mis à part la salle des fêtes, qui ira dans les 7 ha de terrain, rien n’est acté pour ce domaine ». Le 23 novembre 2021, Montpellier Méditerranée Métropole accorde un fonds de 100 000 € pour lancer les premières études d’aménagement du lieu. Il est à nouveau question avant tout de faire de la Deltheillerie un lieu de résidence pour les écrivains dès 2025 en même temps qu’un lieu de mémoire au couple Delteil. Les résultats de l’étude sont attendus courant 2022.

 

Légendes photos :

Joséphine Baker entre au Panthéon.
Copie d’écran www.elysee.fr

Vers 1976, Caroline Dudley et Joseph Delteil, chez eux, à la Tuilerie de Massane, Grabels (34).
Photo Bob Ter Schiphorst Courtoisie de Mme Bob Ter Schiphorst