On les avait dits « irresponsables » lorsqu’une poignée d’entre eux s’était empressée de courir les soirées clandestines à l’automne dernier. On les avait dits trop « fêtards »… Alors que le deuxième confinement sonnait le glas des heures de classe en chair et en os, Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, assurait que le problème n’était pas tellement les cours en amphi mais « le brassage (…) L’étudiant qui prend un café à la pause, un bonbon qui traîne sur la table ou un sandwich avec les copains à la cafétéria. » Des propos toujours aussi indigestes, voire « honteux » aux dires des étudiants. Car en plus de les infantiliser, à l’époque, la ministre n’avait pas anticipé que cet isolement extrême allait avoir un impact dramatique sur leur moral. « Il y a eu une volonté politique de nous laisser de côté, explique Chloé, porte-parole du syndicat Solidaires à l’université Paul-Valéry, à Montpellier. Nous sommes les seuls à avoir été complètement confinés. Alors non, la situation sanitaire n’a pas inventé la précarité étudiante, par contre elle l’a exacerbée. Mais s’il faut que les gens se suicident pour qu’on le découvre… » Depuis septembre dernier, deux étudiants montpelliérains ont mis fin à leurs jours. Courant janvier, les cités universitaires de Triolet et Vert-Bois ont aussi été le théâtre de deux nouvelles tentatives.

À Paul-Va, 16 psychologues sur le pont
Un mal-être ambiant qui n’a pas échappé à l’équipe administrative de l’université Paul-Valéry. Déjà très affectée par le suicide de la jeune Doona quelques semaines avant le deuxième confinement, la faculté mettait en place une cellule d’écoute destinée à recueillir la souffrance des naufragés de ce système universitaire sous cloche. Coordinatrice de cette initiative inédite, la psychologue Cécile Neuville comptabilise une centaine d’appels par mois depuis le 4 novembre. « Nous avons eu énormément d’appels dès la première semaine, et ça n’a pas arrêté depuis », explique-t-elle. Du lundi au vendredi, de 14 heures à 22 heures, les seize psychologues recrutés pour l’occasion se relaient pour assurer la permanence. Au bout du fil, entre les petits bobos du quotidien, les « appels logistiques », et les étudiants « dont l’ordinateur a lâché », affleure une détresse psychologique restée sourde jusqu’ici. Une fois sur trois, Cécile et ses confrères recueillent la parole d’étudiants en proie à « l’isolement, la solitude, la souffrance ». En plus du stress lié à la situation sociale désastreuse à laquelle certains sont soumis suite à la perte de leur job étudiant, il y a l’angoisse de la maladie, du décrochage scolaire, de la perte de leur bourse scolaire s’ils ratent leur année… « En général, nous les accompagnons une demi-heure, on prend le temps de discuter. Car ce n’est pas seulement une cellule d’écoute, nous essayons de mettre en place un plan d’action pour les aider à aller vers un mieux-être, en travaillant sur la communication et la gestion des émotions par exemple… »
Et si le confinement a créé de nouvelles angoisses, il a aussi exacerbé les fragilités psychologiques d’une poignée d’entre eux. « Nous avons des étudiants en grande détresse. On le sent de suite, ils parlent très lentement et ils vident leur sac. Ce sont des étudiants isolés, mal dans leur peau… Nous avons des crises de boulimie ou de l’anorexie, des risques d’alcool ou de drogue. Deux ou trois fois, il nous est arrivé de les garder au téléphone plusieurs heures, jusqu’à ce que les secours interviennent parce que nous avions peur qu’ils passent à l’acte. » Comme pour cet étudiant convaincu d’avoir « gâché sa vie ». Ou cette jeune femme fortement alcoolisée et en pleine rumination dépressive. « Nous avons dû guider les pompiers jusqu’à son appartement. Nous avons réussi à la convaincre de nous donner son adresse, sur le moment elle était un peu paranoïaque. Mais elle n’était plus maîtresse d’elle-même et on savait qu’elle aurait pu faire n’importe quoi. Nous n’avons raccroché que lorsque le pompier nous a confirmé qu’il était bien à ses côtés… », relate Cécile Neuville.
Au fil des entretiens, les psychologues proposent aux élèves de prendre attache avec les services adéquats, ou de mettre en place un suivi plus adapté en fonction des situations de chacun. Un travail de fourmi qui a donné lieu à près de 400 coups de fil entre début novembre et mi-janvier, et qui devrait se poursuivre jusqu’au mois de mars.

Étudiants fantômes
Début décembre, alors qu’il travaille sur son mémoire de master et potasse ses partiels à venir, Vincent a lâché prise. D’un coup d’un seul, impossible de poser ses doigts sur le clavier. « J’ai essayé d’ouvrir un livre, mais j’ai relu dix fois la même page. J’ai appelé mes parents, qui vivent en Martinique, et je me suis effondré. » Âgé de 25 ans, le jeune homme a décidé de tout plaquer avec l’aval de ses proches, bien plus soucieux de sa santé mentale que de son carnet de notes. « Le facteur psychologique est insaisissable, analyse Vincent après-coup. Moi j’étais valide, j’avais un cerveau fonctionnel, j’avais les livres et tout ça, j’ai des parents qui m’aident, mais j’ai traversé un climat tellement néfaste que j’ai été incapable de m’y mettre. » Encore fragilisé par cet état dépressif nouveau qui a mis un terme à son année scolaire, le jeune homme poursuit son suivi psychologique, et se dit plus serein.
Comme lui, de nombreux étudiants ont fait part de leurs difficultés à suivre les cours à distance. « J’ai des potes en cité U qui dépriment. Quand tu vis enfermé dans 9 m2, tu tournes en rond. Et puis avec les cours en visio, la méthodologie a changé. Moi j’ai eu mon semestre de justesse », confie Matéo, étudiant en première année de sociologie. Livrés à eux-mêmes, les élèves se sentent submergés de travail, comme si certains enseignants tentaient de combler la distance par un trop-plein de devoirs. « Quand j’ai un cours à 8h15 en visio, je me lève à 8h10, j’allume l’ordinateur, je coupe le micro et la caméra, et je tente de suivre pendant 15 mn… Après je décroche, et je ne suis pas le seul. »
Une difficulté que confirme Fabien, du syndicat étudiant le Scum. « La pédagogie pose un vrai problème cette année. Lors du premier confinement, la plupart des universités avaient levé le pied sur les cours et les devoirs, et avaient axé les partiels sur les cours donnés en présentiel, avant la pandémie donc. Là ce n’est plus le cas, mais en plus, nous sommes surchargés de travail, avec une pédagogie qui n’est pas adaptée. Nous recevons des centaines de mails à ce sujet. » D’après le jeune homme, seule une minorité d’enseignants ont réussi le défi d’organiser des cours réajustés pour un programme en distanciel. « Les autres ne donnent pas de nouvelles, ou nous envoient des fichiers indigestes de 50 pages… Certains refusent la vidéo ou l’audio, d’autres refusent d’envoyer leurs cours comme s’ils avaient peur qu’on les revende… C’est juste leur métier de dispenser du savoir ! », peste Fabien, très critique à l’égard de cette « liberté pédagogique » qui fait loi au sein de l’université Paul-Valéry.
De son côté, le jeune Benjamin se dit « terriblement angoissé » par le contexte général. Si pour l’heure cet étudiant en 3e année de sciences sociales persévère, il l’avoue : « Je n’ai pas envie de continuer mes études dans ces conditions… Avec un gouvernement qui change d’avis sans arrêt, et qui attend la sainte parole d’Emmanuel Macron pour avoir des plans à moyen terme sur ce qu’on va faire. Je suis fatigué par tout ce qui se passe », souffle le jeune homme, engagé auprès du Scum également.

Précarité inextricable
Ces dernières semaines, Benjamin a d’ailleurs participé aux distributions de paniers repas organisées par le syndicat étudiant en collaboration avec la Banque alimentaire. « Nous distribuons environ 100 repas plusieurs fois par semaine », enchaîne Fabien. Il faut dire qu’en la matière, les besoins sont criants. En fermant les restaurants et les fast-foods, le confinement a coupé court à la plupart des jobs d’appoint, plongeant les non-boursiers et les étudiants étrangers dans une précarité inextricable. L’année dernière, l’épicerie solidaire de l’université Paul-Valéry comptait 150 bénéficiaires ; « Aujourd’hui nous en avons environ 500 », poursuit Chloé, du syndicat Solidaires.
Un peu partout aux quatre coins de la région, des initiatives estudiantines tentent de pallier les carences de l’État. Comme à l’école des Beaux-arts de Montpellier, où le bureau des étudiants a mis en place une cagnotte solidaire, une ressourcerie et des repas faits maison ; ou encore à l’Agemp (Association générale étudiante de Midi-Pyrénées) à Toulouse, qui s’est empressée d’imaginer tout un tas d’animations et de services nommés « Confin’agemp » au lendemain même du deuxième confinement. En plus de la « hotline » et de la distribution alimentaire qui voit ici 300 paniers repas délivrés chaque jour, de multiples activités ont permis de remettre un peu d’entrain dans les 9m 2 des cités U et de « rompre la solitude », explique Louise Renuy, étudiante en Staps. « Il y a eu des lives de cuisine (vidéos diffusées en direct sur internet NDLR) ou de DIY (tutoriels « fais-le toi-même » NDLR). Il y a eu plein de défis également… Nous voulions relancer le dynamisme », argue la jeune femme.


Pendant ce temps, les institutions ont aussi lancé quelques initiatives. Quand l’université Paul-Valéry attribuait une aide de 200 euros par étudiant justifiant la perte d’un job, la Ville de Nîmes proposait la même somme pour ses 1 000 étudiants les plus précaires. De son côté, la Région Occitanie annonce accentuer l’effort en diffusant 5 000 paniers repas supplémentaires dans les cités universitaires du secteur. Elle prévoit également de distribuer près de 33 000 produits d’hygiène aux étudiants en partenariat avec le groupe Pierre Fabre, et d’ouvrir près de 300 jobs, qui leur sont réservés depuis le mois de février…
Autant de dispositifs d’urgence qui ont le mérite d’exister, mais qui s’avèrent bien incapables de pallier les carences de l’accompagnement de ces jeunes adultes laissés sur le carreau. D’abord parce que l’Occitanie compte près de 250 000 étudiants ; ensuite parce que la source de leur mal-être est bien plus profonde. Invité de l’émission Quotidien (TMC) le 11 janvier dernier, le célèbre psychiatre Christophe André pointait cette rupture nette de leur processus d’épanouissement, à l’heure où les jeunes sont censés se construire « en absorbant des relations, en absorbant des connaissances, et en absorbant aussi de la confiance qu’ils retirent de ce qu’ils voient, et de la société à laquelle ils appartiennent… » Autant de besoins aujourd’hui bien difficiles à combler. Et le médecin de fustiger la politique gouvernementale à leur égard en trois mots : « Plus jamais ça ! »