« À vous de jouir… » L’expression est signée Daniel Cordier. Elle est tirée d’un texte qui présente l’exposition Les Désordres du plaisir, conjointement organisée en 2009 par les musées Georges-Pompidou à Paris et Frac Occitanie Les Abattoirs à Toulouse, et consacrée aux donations Cordier. Elle pointe les choix et le désir d’une personnalité hors norme en matière d’art moderne.

Le 26 novembre dernier, dans la cour des Invalides, un hommage national était rendu au résistant de la première heure que fut Daniel Cordier. Le président Emmanuel Macron loua l’engagement et les « plus d’une vie » du centenaire, dont l’une tire le fil de l’art dès sa rencontre avec Jean Moulin, à Lyon, en 1942.
C’est le caractère insensé de Daniel Cordier, qui toujours a rejeté toute idée de collection raisonnée « au profit du plaisir, de la jouissance et du caprice », que le musée toulousain abrite et qu’il choisit de présenter.

Pour l’amour de l’art
L’inventaire des œuvres déposées depuis 1999 dans la ville rose a des airs de cabinet de curiosités. Daniel Cordier a toujours suivi son goût, retoquant à l’envi les qualificatifs dont il fut affublé. Le fou ou le farfelu, que décrit Le Figaro dans les années 1950, n’en a que faire. Il suit son chemin, souvent solitaire même si toujours libre, au point qu’il convient de saluer l’archive constituée par le Bordelais.
La donation Cordier compte quelque 1 350 numéros. Elle rassemble la « prose du monde », telle que la nommait Michel Foucault dans Les Mots et les Choses (1966). Chaque pièce renvoie tantôt à des tableaux de Dubuffet ou des photographies de Hans Bellmer, tantôt à des tissus Navajo. La série fait également côtoyer les os de baleine, les cols de chemise ou les pierres néolithiques.
Interrogée par La Gazette Drouot, Annabelle Ténèze directrice des Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse depuis 2016, rend compte de l’esprit libre, intuitif et amoureux du collectionneur, du galeriste et du mécène : « À notre première rencontre, je lui ai demandé comment il souhaitait voir présenter ses œuvres, se souvient-elle. Il m’a répondu : “Sentez-vous libre”. J’ai compris : “À la hauteur de la liberté de la collection” ! »
Depuis la réception d’un premier dépôt en 2005, le musée toulousain renouvelle régulièrement les accrochages, tandis qu’il a consacré 21 expositions à Daniel Cordier. Deux sont en cours d’ailleurs, dans des présentations qui mêlent les objets sans hiérarchie et même sans cartel, dans l’esprit du collectionneur (lire ci-après).

 

Vivant « chahut-bahut »
Les présentations réalisées aux Abattoirs dévoilent l’intimité du compagnon de la Libération. La muséographie joue un rôle essentiel : des éponges végétales côtoient les œuvres de Karen, renforçant encore leur caractère luxuriant. Des hublots de bateaux semblent donner un éclairage particulier aux photographies de Hans Bellmer. Un reliquaire de Bernard Réquichot est entouré par un ensemble de silos à sucre – présentés debout et non couchés comme ils le sont lorsqu’ils assurent leur rôle utilitaire. Tandis que le musée toulousain classe, partage et hiérarchise, l’inclusion des œuvres des donations Cordier bouscule sa mission. La liberté et le jeu donnés à voir insinuent un chahut libérateur, auquel Daniel Cordier s’est toujours attaché au nom d’une curiosité portée jusqu’à la compulsion.
« Mon premier achat, confiait-il en 2017 à Drouot en marge de l’Outsider Art Fair, fut quinze de Staël ! Je pense qu’il y a là une folie – quand je vois des choses, des tableaux, qui me plaisent, je n’ai jamais pu en acheter un seul… Si l’on aime quelqu’un, on a besoin de s’entourer de ce que l’on aime… Au fond, cela a été le début de toute ma vie. » À vous de jouir, à présent.

Une vie, deux expos

L’une prolonge l’hommage, l’autre patiente. Les Statues meurent aussi s’attache à montrer le lien entre le film documentaire éponyme, réalisé en 1973 par Alain Resnais et Chris Marker à la demande du collectif Présence africaine, et l’une des collections rassemblées par Daniel Cordier à partir des années 1950. Les œuvres de toutes les origines s’entremêlent, accompagnées de pièces contemporaines, marquant une rupture avec la pensée coloniale et une volonté humaniste. Tandis que la prolongation est décidée pour cette première exposition, l’impatience signe l’attente de la seconde intitulée Sous le fil. Pour la première fois aux Abattoirs, une exposition se consacre exclusivement au tissu sous toutes ses formes et toutes ses factures (historiques, inconnues, artistiques). Le projet est dédié à Daniel Cordier, bâti autour d’une soixantaine d’œuvres et présenté tel un cabinet de curiosités que ne renierait pas le galeriste.
Jusqu’en mai 2021
Les Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse,
76, allées Charles-de-Fitte, Toulouse. 05-34-51-10-60. Facebook : les Abattoirs

Une bio, des vies

1920 • Daniel Cordier naît à Bordeaux (33)
1940 • Il rejoint le général de Gaulle à Londres
1942 • Il devient le secrétaire de Jean Moulin à Lyon
1946 • Il démissionne des Renseignements français et se lance dans l’art moderne
1956 • Il ouvre une première galerie rue de Duras, à Paris. Suivront d’autres lieux : à Francfort en 1958, rue de Miromesnil à Paris en 1959, à New York en 1960
1964 • Il ferme la galerie de la rue de Miromesnil à Paris, devient marchand et courtier d’art
1973 • Il siège à la commission d’achats du musée national d’art moderne, futur Centre Georges-Pompidou dont il est l’un des membres fondateurs
1989 • Il effectue une première donation au MNAM Centre Pompidou ; 550 œuvres rejoignent la collection du musée
1999 • Une partie de la donation Cordier est mise en dépôt à Toulouse, aux Abattoirs ; la quasi-intégralité en 2005
2007 • La donation s’enrichit ; plusieurs centaines d’œuvres tribales et de naturalia
2008 • Daniel Cordier fait don de ses archives personnelles aux Archives nationales
2020 • Il meurt à Cannes (06)

 

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