Les premières sont passées. La saison 2020-2021 s’ouvre pour les acteurs du spectacle vivant en Occitanie, bon an mal an. Ce qui a été annulé a été honoré. Ce qui a pu être reporté est maintenu. « Adaptation et transformation sont les mots maîtres, tandis que nous sommes conscients que toute notre programmation ne tient qu’à un fil, résume Fanny Pagès qui compare son travail à la tête de L’Astrada, dans le Gers, à une course de fond ; particulièrement cette année. Les arts et la culture, le spectacle vivant jouent plus que jamais leur rôle dans la construction du présent et la proposition d’une vision d’avenir à la société. Ils sont par nature systématiquement en train de réinventer le rapport au réel en permettant l’accueil des artistes et du public. » Une certitude domine, qui fait l’unanimité : « On s’est remis et on est là ! », lance Borja Sitjà à la tête du théâtre L’Archipel à Perpignan. Sa parole fait écho à tous celles que nous avons interrogées : « On naviguera encore à vue, car la situation reste compliquée, mais on continue à faire appel à la solidarité et à l’organiser en direction des artistes et des compagnies, aussi à faire appel à la conscience du public. On s’en sort comme on peut pour restaurer une normalité dans un contexte marqué par l’instabilité, mais on doit tenir. Je sais que ce que l’on fait sert à quelque chose. »

Un exercice de funambule
L’État et les collectivités territoriales l’ont bien compris, en plus de mesurer le poids économique et social du secteur de la culture en France et en région (lire ci-après). Aux enveloppes exceptionnelles et aux dispositifs d’urgence s’ajoutent des engagements maintenus malgré les reports et les annulations : dépenses culturelles, de fonctionnement et/ou d’investissement, subventions aux associations, etc. « La possibilité de recourir au chômage partiel au printemps a été une aide essentielle pour notre structure, mais aussi pour les spectacles en tournée dont les dates étaient annulées et nos personnels intermittents, témoigne Sandrine Mini, lorsqu’elle évoque la situation au Théâtre Molière à Sète. Même s’il est essentiel que nous ayons rapidement une meilleure visibilité, nous accusons un retard de billetterie de 50 à 60 % qui, cumulé aux jauges restreintes, va impacter sérieusement nos finances. » L’optimisme et la passion rencontrent le réalisme et l’inquiétude à l’évocation de la saison 2021-2022. Si le gouvernement et les élus sont au chevet du malade aujourd’hui, qu’en sera-t-il l’année prochaine ? La baisse des recettes fiscales augure un exercice budgétaire complexe pour les collectivités territoriales notamment. « Dans ce contexte, il sera essentiel de voir si une attention est portée à un véritable service public de la culture, avertit Sandrine Mini. Car nos saisons sont programmées jusqu’en juin 2021 sans aucune visibilité sur les budgets à venir. »
Christian Rizzo, directeur d’ICI-CCN à Montpellier, a lucidement intitulé sa saison « Hypothèse ». On sait pourquoi. En exergue de son programme, une phrase de l’écrivain Pierre Ducrozet : « On fait ce qu’on peut pour ne pas tomber, mais les faits sont là. Et qu’en fait-on ? On pourrait en faire autre chose, mais la réalité est une salope. Elle nous pousse vers ses ornières. Il faudra bien la suivre. (À moins que nous cultivions un secret amour pour la tragédie – c’est une possibilité) »*. En plasticien, Rizzo réfléchit « aux matériaux qui conçoivent sa saison » ; cette année, le Covid en est un, « avec l’impression d’être tenu en laisse et de laisser du mou pour respirer ». Ces mois de confinement pendant lesquels « un corps arrêté est un corps endommagé » ne peuvent plus être une option. Place au « plan A. C’est le désir. Et puis on verra. » Il conclut : « Venir est un véritable soutien. »

Une expérience inédite
La balance entre le désir et la peur est permanente. Le filage se prolonge sur scène et en coulisse. « On est conscient du basculement qui pourrait advenir, même si on reste optimiste, confie Valérie Daveneau pour le Domaine d’O à Montpellier. On a le désir de continuer à avancer et à se projeter, même si ce qu’on va toucher, c’est le désir du public et sa force à résister au repli sur soi, à la peur. C’est la clef et la question que le spectacle vivant doit peut-être pousser. » L’interrogation a d’ailleurs surgi dans l’urgence, au printemps sur l’Hexagone, lorsque l’oiseau de mauvais augure coronavirus s’est substitué à l’hirondelle. Le confinement strict décrété, les portes des théâtres se sont fermées, les salles de concert se sont vidées, la voix des artistes s’est tue. « La saison s’est interrompue, raconte Frantz Delplanque, qui dirige le théâtre Jean Vilar à Montpellier. Un souvenir fort, un choc brutal pour tout le monde. Je me rappelle le concert organisé juste avant le 16 mars avec le groupe Yemen Blues, incomplet en raison des restrictions de circulation dans le monde. C’était bizarre et une inquiétante étrangeté a surgi. »
Le coronavirus n’est pas l’hirondelle et n’est reparti à l’automne. Il est question de l’apprivoiser par des mesures barrières, sinon de le chasser sur un plan sanitaire. Il est aussi question de la reprise et du maintien de l’activité sur tous les plans : « On s’appuie sur ce que l’on sait faire, déclare Jacky Ohayon pour le théâtre Garonne à Toulouse. Il se passera quelque chose, car les artistes sont là pour porter un autre souffle, pour trouver une solution. Même si le maintien des activités n’est pas facile, il est fondamental. Mais le théâtre, en tant que discipline, existe quelle que soit la situation. »

Une voie dans le brouillard
Pourquoi ? Parce qu’« il est une possibilité de regarder ensemble ; une émotion très forte, à vivre et à éprouver physiquement, répond Sébastien Bournac qui dirige le Sorano dans la Ville rose. Ce lien, avec le spectateur et l’artiste, est ce qui est de plus précieux. Le confinement, en rompant ce lien, nous a fait prendre conscience de ce que l’on a perdu pendant un mois et demi. Même si on ouvre la saison avec une épée de Damoclès sur la tête, au regard d’une situation économique qui demeure complexe, on y croit. Continuer à travailler relève d’un vrai désir et d’une responsabilité ; c’est un devoir car la culture est, plus que jamais, un service public et le spectacle vivant un explorateur de l’époque. » Bousculés, les acteurs du spectacle vivant mettent leur logiciel à jour. « La pandémie et la crise qui l’accompagne soulèvent des questions déjà présentes, telles que la décarbonisation de nos pratiques, même si l’urgence à les résoudre paraissait moindre, précise Galin Stoev qui préside la destinée du Théâtre de la Cité, à Toulouse également. La Covid-19 a provoqué un “freeze” planétaire, une manifestation inédite qu’une petite chose invisible nous a imposée. Alors que faire ? Des choix, parce que l’on est confronté à quelque chose qui nous réoriente vers nous-mêmes. Et le théâtre, la pratique théâtrale, doit se positionner pour faire sens, pour extraire du sens dans ce brouillard total. »
* Dans Eroica – Grasset 2015, Actes Sud – Babel 2018

INTERVIEW

Loris Pertoldi : « Quel après pour la “culture bar” ? »

Loris Pertoldi reste programmateur au Taquin, dans le quartier des Amidonniers à Toulouse. Reste, car aucun concert n’est joué depuis le printemps. Batteur de métier, Loris Pertoldi œuvre depuis quatre années, avec ses comparses, à ressusciter l’esprit de l’emblématique boîte de jazz le Mandala, fermée en 2014. Le lieu abrite un bar-restaurant et une petite salle de concert ; 150 personnes autorisées en configuration debout, passées à une quarantaine en position assise puis à 25 au gré des dispositions sanitaires en vigueur. Il est également le siège social de Mandala Bouge, l’association qui porte le projet artistique et culturel du club de musique. Les deux structures comptent parmi les quelque 25 000 signataires de la lettre ouverte « Concerts debout touchés en plein cœur », adressée courant juillet au gouvernement. Tandis que la Ville rose est sous la menace d’être classée en zone rouge écarlate, alerte maximum, Loris Pertoldi confie ses interrogations sur le devenir du lieu et celui de la « culture bar ».

Où en êtes-vous aujourd’hui ?
Mandala Bouge, à ce jour, ne connaît pas de problème de trésorerie. Même si on a annulé toute la programmation, environ 20 concerts par mois, on n’a pas eu de dépenses. Les subventions sont maintenues cette année et le fait d’être une association conventionnée permet de prétendre à pas mal d’aides, en plus des dispositifs exceptionnels qui ont été déployés. On est plus inquiet pour l’activité « bar-restaurant » ; la trésorerie commence à fondre malgré les enveloppes attribuées aux TPE (Très Petite Entreprise, NDLR) et le dispositif de chômage partiel notamment. Ça interroge notre modèle économique. Ça questionne aussi la pérennité d’une « culture bar » qui reste un terreau pour plein d’artistes et pour la diversité, aussi un acteur local de la vie économique et du lien social.
Comment voyez-vous cette « culture bar », demain ?
On sent une volonté de la part de l’État, du gouvernement et des collectivités territoriales, de maintenir tous les lieux de culture. Et c’est une très bonne chose, même si beaucoup se posent la question de l’après, en 2021. Malgré l’interpellation du SMA (syndicat des musiques actuelles, NDLR) cet été, beaucoup d’interrogations demeurent, particulièrement pour les lieux de concert debout tels que les bars. Reste le sentiment qu’il existerait une culture, celle de la nuit, moins reconnue, moins audible… Or, il serait dommage que ce maillon de l’action et de la diffusion culturelles manque à l’avenir.

CHIFFRES CLÉS

La culture, actrice majeure
On ne badine pas avec la culture. Elle est, selon le ministère de la Culture, « la deuxième industrie la plus sinistrée après les transports » en raison de la pandémie ; à hauteur de 22 milliards d’euros. Or le secteur pèse 2,3 % du produit intérieur brut hexagonal et 670 000 emplois en France. Il est un atout majeur pour l’économie et l’attractivité de la région Occitanie.

• L’Occitanie est en 2012 la 2e région, en France métropolitaine et hors Île-de-France, pour le poids des activités culturelles dans l’emploi total. (Source : Insee, Analyses Languedoc-Roussillon-Midi-Pyrénées, numéro 28, septembre 2016)
• 69 600 emplois culturels sont concentrés autour des métropoles de Toulouse et de Montpellier en 2012. (Source : ibid.)
• 10 285 : le nombre d’établissements culturels en Occitanie en 2015. Le secteur du spectacle vivant représente 9 % d’entre eux. (Source : ibid.)
• 2 168 : le montant en millions d’euros du chiffre d’affaires des entreprises culturelles en Occitanie en 2015. Le spectacle vivant génère 9 % du montant. (Source : ibid.)
• 853 : le montant en millions d’euros de la valeur ajoutée dégagée par les entreprises culturelles en Occitanie en 2015. (Source : ibid.)