La Révolte des Trois Grâces a offert une rentrée tonitruante à l’Opéra Orchestre de Montpellier Métropole. Une création de Gabriel Desplanque dont l’argument ne pouvait mieux résonner qu’entre ces murs.
C’est en effet Place de la Comédie et dans le hall de l’Opéra que sont érigées les célèbres statues, l’originale étant celle du hall. Témoins privilégiés de l’air du temps, ces muses ont inspiré à l’auteur une œuvre opératique en prise directe avec l’actualité.

Issue d’une résidence à l’Opéra démarrée cette année et jusqu’en 2022, cette performance théâtrale musicale conte le réveil des statues emblématiques de Montpellier face au projet immobilier de la mairie qui les menace. Sur un ton parfois grotesque, volontiers trivial, les trois muses s’insurgent contre l’injustice qui leur est faite, alors qu’on leur promettait d’entrer au musée. Malgré quelques maladresses – Gabriel Desplanque est avant tout plasticien et c’est sa première mise en scène –, l’auteur décèle avec brio, outre les statues, bien des travers de notre époque. On a hâte de revoir la pièce une fois mûrie et découvrir les prochaines productions de sa résidence.
Possiblement un film, un travail avec le chœur d’enfants et une mise en scène avec l’autre artiste résidente de l’opéra, l’Israélienne Sivan Eldar, compositrice.

 

Interview

 

Ces Trois Grâces qui assistent au spectacle de la ville, plantées au milieu de la Place de la Comédie, c’est effectivement un bon départ pour une histoire…
Ma mère habite Montpellier. J’ai donc eu l’occasion de passer souvent Place de la Comédie. Ce qui m’a semblé intéressant par rapport à cette statue, c’est déjà qu’elle ne soit pas d’une facture extraordinaire, ni d’une esthétique dingue. En me penchant sur son histoire, je me suis rendu compte que même son auteur ne l’avait pas signée, qu’elle avait été sous-traitée à un atelier italien. Moi, la vie d’œuvre d’art un peu mineur, je trouve ça intéressant. Et, en effet, elles sont spectatrices de ce qui se passe sur la Comédie – le nom de la place déjà fait sens. Elles sont totalement anachroniques et n’ont plus rien à voir avec nous. Elles sont néanmoins au-dessus, passives, en train d’attendre. Je trouvais ça assez drôle. Elles servent de point de repère pour des rendez-vous, mais au fond tout le monde s’en fout !
Cette Place de la Comédie est aussi un lieu de manifestations. Au sortir du spectacle, nous avons d’ailleurs été pris dans les fumées et les gaz lacrymogènes de l’une d’entre elles.
Ça m’a fait plaisir d’ailleurs (sic !)… que la réalité rattrape ainsi la fiction !
Le texte par lequel vous présentez votre spectacle adopte curieusement un ton badin, léger, presque naïf. Or, votre mise en scène est bien une tragédie, malgré ses aspects comiques. Comment expliquez-vous ce décalage ?
Je ne l’avais pas perçu. On est souvent assez mauvais critique de ce que l’on écrit soi-même. Mais je pense que l’objectif de cette présentation, comme pour la pièce, c’est de parler sous des dehors légers, burlesques, banals, oui, d’un fond plutôt tragique et de la société contemporaine dans laquelle on vit. Je n’avais pas envie de le mettre en avant, car il me semble que c’est déjà très visible dans le spectacle. Mais, en effet, je n’en parle pas. Je n’y ai même pas pensé, à vrai dire. J’aime développer une situation banale, marrante, et en fond, une tragédie qui gronde.

On a l’impression que la Révolte des Trois Grâces parle aussi de celle des gilets jaunes…
J’ai écrit le spectacle avant que le mouvement des gilets jaunes existe. Mais dans l’intrigue, les statues sont au milieu d’un rond-point ! Je me suis tout de suite dit qu’on allait faire le lien. Ça ne me dérange pas, mais dans mon spectacle, il s’agit surtout d’une colère ambiante. Celle des gilets jaunes ou d’autres. Il y a les petites blagues, les rigolades et, en même temps, tout le long de la pièce, il y a un corbeau qui passe et, enfin, une révolte que les Grâces n’avaient pas vu venir.
Par cette mise en abîme, qui fait entrer à l’Opéra ce qui se passe aujourd’hui à ses portes, traduisez-vous une menace qui planerait sur l’art ? Vous sentez-vous menacé, vous qui êtes résident de l’Opéra ? Sur les Trois Grâces, deux meurent. Même de mauvaise facture, n’est-ce pas l’art qu’on assassine ?
Moi, je ne viens pas de l’Opéra ; je suis plasticien. Qui aime l’Opéra. Il se trouve que j’y suis pour trois ans, mais ce que j’en vois, c’est aussi un endroit où beaucoup de gens font la manche toute la journée sur les marches, où la misère est hyperpalpable. Une misère qu’on pousse un peu de côté le soir pour laisser entrer un autre type de population pour qu’elle puisse aller au spectacle. Cette confrontation, entre « classes sociales », est présente tout le temps et il est normal qu’elle entre aussi à l’Opéra. Après, de mon point de vue, ce qui tue les statues, ce ne sont pas les manifestants. Au contraire, les statues voient en eux quelque chose de nouveau, une opportunité de sortir de leur condition, un mouvement possible. Mais à la fin, on entend un bruit de travaux, la menace évoquée au début par la voix de la maire [lors d’une inauguration qui prévoit la destruction de l’œuvre pour créer un centre commercial]. C’est le politique qui détruit la statue. Mais les Trois Grâces ne représentent pas l’art : plutôt une vision un peu désuète, patrimoniale, de la grandeur de la France. Pour moi, l’art actuel n’est absolument pas représenté par cela. L’idée d’être inspiré par une muse n’existe plus.


Qu’on les rase ne vous dérange pas alors ?

Je ne porte pas de jugement là-dessus. En revanche, je trouve assez intéressant le questionnement qu’il y a autour de la statuaire en général. Globalement, dans notre société contemporaine, on s’en fout, mais dès qu’on y touche, même si personne ne les regarde, elles font la une de l’actualité.
Surtout en ce moment…
À la fois, celles qui sont déboulonnées actuellement représentent des personnages qui ont été impliqués dans la traite négrière. Ça me semble compliqué de les voir au milieu d’une place de nos jours. Je comprends que cela suscite des réactions. Je ne suis ni pour ni contre qu’on les déboulonne. Qu’on ne subisse pas passivement notre héritage me semble en tout cas normal. On réagence toujours notre histoire.
La statuaire tient une place importante dans votre travail. Vous avez revisité l’enfant à la flûte de Pan.
C’est une statue qui est aussi à Montpellier et qui s’est fait décapiter à plusieurs reprises. Je trouvais ça touchant. Un enfant nu, devant la gare, qui symbolise la fragilité, la naïveté et qui se voit régulièrement pris à partie alors qu’il n’a rien demandé du tout. Et là encore, elle n’est pas d’une super facture, mais elle est régulièrement mal rénovée par la mairie, à l’aide de grossiers pansements, il manque une oreille. Il y a quelque chose d’assez burlesque et d’assez tragique en même temps. C’est le genre de sujet qui me touche ; j’aime rire et pleurer.
L’espace public vous intéresse, l’extérieur ; l’intérieur aussi, la maison. C’est un thème récurrent dans votre production artistique.
J’ai souvent traité la maison comme un endroit de tous les possibles. J’ai bâti une maison sur quatre octaves, je parle d’une communauté aux États-Unis dans les années 50 où vivent des amis, à l‘abri d’une société hostile, conservatrice. Il se trouve que ce sont des gens qui se travestissent, mais ils auraient pu vivre tout à fait autre chose. En l’occurrence, comment la maison fait rempart. À partir d’une maison familiale qui parfois enferme, on peut aussi choisir une deuxième maison qui protège.
Permettez-moi de reformuler la question de tout à l’heure : vous sentez-vous menacé par des événements extérieurs dont cette maison pourrait vous protéger ?
(Silence) Je ne me sens pas spécialement menacé, mais je pense que l’art doit s’emparer de ce type de sujets. Pour reparler des manifestations, je trouve plus intéressant de les faire entrer à l’Opéra que de les regarder de haut Place de la Comédie. Je ne me sens pas menacé, mais je trouve menaçant de ne pas écouter ce que disent les gens. Ça c’est un danger. Et, j’ai l’impression, mais ce n’est que mon point de vue, qu’on ne les écoute pas beaucoup en ce moment dans les lieux de pouvoir.

Si on détecte un discours féministe dans votre pièce, vous vous moquez cependant de ces Trois Grâces qui semblent attendre le prince charmant ou que l’air du temps pose à nouveau son regard bienveillant sur elles. Ce n’est pas très valorisant pour elles ; vous dites même qu’elles sont mal foutues…
En effet. J’ai 40 ans ; ce qui m’étonne le plus est de ne pas être féministe. Après, je n’ai ni étendard ni drapeau derrière moi, mais ça me semble naturel. J’ai été élevé par une mère seule, ce serait compliqué de ne pas être féministe à cet âge. Pour moi, l’idée de la beauté fait partie de ces qualités qui sont aussi désuètes. Attendre, souhaiter uniquement d’être belle, c’est un déjà combat perdu d’avance. J’ai beaucoup de tendresse pour mes personnages, mais en même temps, ils sont très critiquables. Je promeus plus l’action, la révolte, ou en tout cas, le désir de débat. Il y en a une qui attend qu’on la regarde, il y en a une autre qui n’a qu’un désir : fuir ! Et c’est la seule survivante à la fin.