Il y avait foule ce week-end du 18 au 20 janvier. Pas si souvent, en effet, qu’une ville se dote d’un tel équipement culturel. Ancienne halle mécanique de 4 000 m², cette partie ouest de la friche militaire du quartier Lepic, 40 ha au sud-ouest du centre-ville, fait volte-face, incarnant un objectif tout à fait pacifique, cette fois : préfigurer ce qui à terme deviendra le « cluster des industries culturelles et créatives » de la Métropole montpelliéraine (lire encadré). Confiée à la coopérative Illusion & macadam, une structure spécialisée dans l’assistance à l’entrepreneuriat culturel, la Halle Tropisme s’immisce avec professionnalisme dans une faille spatio-temporelle de douze ans, durée officielle de son mandat.

Entretien avec Vincent Cavaroc, également collaborateur de la chorégraphe Mathilde Monnier (notamment lorsqu’elle dirigeait le centre chorégraphique national de Montpellier), ancien conseiller artistique à la Gaîté-Lyrique, à Paris.

Quelles réalisations comparables à la Halle Tropisme, dans d’autres villes, vous ont-elles inspiré ?
En tout cas, elles s’inscrivent dans une lignée de nouveaux lieux qui défrichent d’autres modèles de production de la culture. Ce qu’on appelle les tiers lieux, qui associent à la fois un lieu de travail et un lieu de vie. Mais ce n’est pas une association artificielle. Sans les 180 postes de travail installés ici, la fonction culturelle du lieu ne pourrait pas être produite. Donc, notre inspiration vient plutôt de lieux en France comme Darwin, à Bordeaux, mais plus encore, Les Grands Voisins à Paris, qui ont la particularité d’associer entrepreunariat, culture et social. Quand, il y a quinze à vingt ans, on parlait d’interdisciplinarité, on parlait de danse, de musique et des arts plastiques qui se mêlent. Il y a cinq à dix ans, on y a mêlé la bouffe, le life style, le jeune public… que j’ai très tôt intégrés à la programmation du festival Tropisme. Depuis quatre-cinq ans, avec la révolution qu’a été le désengagement des tutelles, la pluridisciplinarité s’est ouverte à deux choses : aux champs entrepreunariat et social. Et là, c’est intéressant. Il y a quelques années, quand on me parlait de ce concept, ça me fatiguait un peu, car je pensais qu’on devait laisser à la culture son exception.

Ça semble donner une justification à la culture qui ne se suffirait pas en elle-même ?
Oui. Sauf qu’on fait du monde de la culture et de l’art un monde complètement à part, tout en faisant de l’artiste le témoin de ce qui se passe et celui qui va soigner les maux du monde. On rejette le côté utilitariste de la culture tout en lui demandant de jouer un rôle social, d’éveilleur de conscience. Moi, ce qui m’intéresse, c’est que du point de vue du foncier et de l’immobilier à Montpellier, nous n’avons pas de bassin industriel et de bâtiments à réhabiliter. Donc très peu de lieux intermédiaires, qui ne sont ni des grands labels nationaux (des institutions), ni des squats mais qui ont une économie qui puise entre les deux. Qui savent aller chercher à la fois des fonds privés et des fonds publics.
Peut-on dire que la structure fait la culture ?
On peut dire que la « topographie », la forme urbaine, détermine son tissu culturel. Dans toutes les grandes villes du monde, c’est le cas : Marseille avec les entrepôts de la Seita (qui abritent la friche La Belle de Mai – NDLR), Bruxelles, Brooklyn, Détroit… Mais à Montpellier, nous n’avions pas ça. L’arrivée de cette friche militaire, à deux pas du centre-ville, avec des bâtiments en structure métal – la halle date de 1913 –, c’est une chance !

Le mot Tropisme décrit une orientation naturelle, un mouvement. On l’a bien perçu lors de l’inauguration, celui de la foule présente. Mais un mouvement qu’on ne sait trop définir. D’où il vient, on le sait un peu mieux, mais où va-t-il ? Quelle est plus précisément la direction artistique de la Halle ?
À l’origine, l’idée de Tropisme, qui était un festival, était de défricher surtout deux ou trois notions : comment innovation rimait avec création. Innovation technologique, sociale, sociétale et comment cela s’associe au champ de la création plus classique. C’est clairement une ligne directrice, dans à peu près tous les choix qui seront faits ici. Il y a une programmation jeune public, à laquelle je tiens énormément. Mais ce qui m’intéresse c’est de la qualifier. Ce n’est pas une programmation de spectacles, comme Saperlipopette (festival jeune public montpelliérain – 22e édition au printemps 2019 – NDLR). Ça ne sera que des activités qui permettront aux enfants de vivre de petits bouleversements pour comprendre un peu mieux l’environnement, les technologies. Pour que les enfants aillent plus vers des usages de marge du numérique, qu’ils comprennent un peu mieux qu’il faut sortir des usages de masse.
Concrètement, ça donne quoi ?
À terme, je veux mettre en place une école 2.0, une fausse école avec des ateliers menés par des artistes, avec une classe pour apprendre à coder, à faire de l’agriculture urbaine, pour que nos enfants manient ces notions-là. Il y a un lieu qui s’appelle La cabanette qui sera l’espace permanent de créativité et de jeu, animé par moments avec des ateliers très précis.

On a l’impression que le projet culturel repose aussi – avant tout ? – sur une génération spontanée d’événements, des 180 acteurs de la Halle. Est-ce la volonté ?
Les 180 personnes qui s’installent ici ne sont pas sortis d’un casting sauvage ! Toutes entrent dans ce qu’on appelle l’industrie créative et culturelle. Ce qui définit une ligne en soi. Si on a dit non à quelques-uns, c’est qu’ils n’entraient pas dans ce champ-là. D’autre part, en effet, on ne présuppose pas de l’effet vertueux qui pourrait se produire en mettant ces gens ensemble. On en a anticipé certains. Si on accepte que des architectes ou des urbanistes soient dans cet écosystème aux côtés de gens qui font de l’impression 3D ou de la VR, on se doute que ces personnes se parleront à la machine à café et qu’elles vont travailler ensemble. Il y a eu une vraie attention dans le choix de ceux qui se sont installés ici pour qu’ils soient complémentaires ; on sait que ça va « matcher ». Mais en effet, on ne sait pas jusqu’où ça va aller. Notre rôle est de concevoir des espaces interstitiels, culturels, qui puissent être investis par le public, par des artistes, qui soient suffisamment souples, modulables pour que les entrepreneurs en fassent un espace de présentation ou de représentation, un show-room.
Quel rapport allez-vous entretenir avec le voisinage ? Apparemment, suite à l’inauguration, certains râlent déjà…
On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. On attendait 5 000 personnes sur les 3 jours ; 16 000 sont venues ! Mais c’est resté marginal, parce que justement nous avons fait un travail de proximité, avec Tropisme en chantier, sur l’agriculture urbaine.
Dans mon souvenir, il n’a pas marché. Pardon ! Effectivement, c’était au début ; on était encore balbutiant. Mais depuis, par d’autres actions, on a pu rencontrer le premier cercle de voisinage et on va pouvoir s’adresser à eux de manière différente. Aujourd’hui, déjà, le restaurant est ouvert en permanence ; c’est un lieu de convivialité ouvert à tous. Mais, moi, je viens d’un village de l’Aveyron de 200 habitants – comme ici – et souvent, il y a un point multiservice qui vend la presse, la bouteille de gaz, la baguette de pain… C’est l’ambition que j’ai ici. Dès la semaine prochaine, on vendra de la presse ; la librairie La Cavale devrait ouvrir bientôt un point de vente, modeste, avec une sélection de livres, par exemple autour de l’économie sociale ; on est en train de voir avec quelle structure s’associer pour un point de dépôt de paniers bio ; on inaugure prochainement un pôle bien-être… Après, il y a d’autres besoins : trouver du pain un samedi dans le quartier, ce n’est pas évident !
Les accès à la Halle ne sont pas évidents non plus. Les autres entrées, notamment celle principale rue des chasseurs, seront-elles ouvertes ?
Il faudra attendre l’installation de l’ESMA, mais en effet, on pourra passer par l’avenue Lepic. Ainsi que par l’école La Calandrette au sud.

Il y a une salle de cinéma sur le site. Qui la gérera ?
L’ESMA va créer une fondation pour la réhabiliter, pour une ouverture début 2020, et nous serons associés à la programmation. Ce qui est super, c’est que l’espace sera parfaitement complémentaire de nos propres espaces. Ici, nous disposons d’un plateau qui permet d’accueillir plusieurs formes, frontale ou bifrontale, pour des concerts, rencontres, projections ou conférences ; on a un autre plateau de 15x15m qui nous permet d’accueillir des installations, des expos ou des performances. Mais nous n’avons pas d’espace pour des formes plus classiques (frontale, assis). Là-bas, on a 400 places gradinnées, très belles ! L’ESMA y fera ses projections ; il y aura des ateliers avec des calibrages son/image, etc. et la programmation classique. Et nous aurons la main pour programmer des formes au plateau plus classique, pour du spectacle vivant.
La plupart des tiers-lieux dont on a parlé au début, Darwin à Bordeaux, mais aussi La Belle de Mai à Marseille, Le Lieu unique à Nantes, ont fait appel à des architectes connus, comme Jean Nouvel, Patrick Bouchain… Qu’en est-il pour la Halle Tropisme ?
C’est déjà un disciple de Patrick Bouchain qui a fait les aménagements de la Halle. Mais on n’a pas les mêmes moyens : ni la structure, ni l’économie. Par contre, Patrick Bouchain est quelqu’un d’essentiel pour la manière dont les lieux intermédiaires sont nés, par le réemploi de friches industrielles, en prenant appui un maximum sur l’existant, une mise aux normes totale, mais en restant sur une économie frêle, fragile, et surtout en pensant toujours les usages avant la finalité. Bouchain, dans les années 2000, est devenu la figure tutélaire d’un collectif d’architectes et d’artistes qui m’a beaucoup influencé dans sa manière de penser la culture transversale, d’arrêter de penser en silo : c’est le collectif Exyzt que j’avais mis à l’honneur à la Panacée (centre d’art de Montpellier – NDLR) lors du festival Tropisme 2016, pour sa derrière rétrospective avant qu’il ne se dissolve. La machine à habiter, c’était eux. Un de ses membres est à Montpellier, Christophe Goutes. C’est à lui qu’on doit tous les aménagements. Sous la houlette de P. Bouchain, le collectif Exyzt a créé le Pavillon français lors de la biennale d’art contemporain de 2007, un hôtel à vivre tous les jours… C’est le premier collectif qui a travaillé sur des matériaux pauvres, échafaudages, bois de coffrage, pour arriver à créer des lieux opérants, qualitatifs et aux normes. C’est exactement ce qu’on a fait ici. À l’intérieur des modules, on a la qualité de travail qu’on peut avoir dans une tour de la Défense.
De la même manière qu’il est difficile de pousser la porte d’une galerie d’art pour beaucoup, dans quelle mesure va-t-on ici faciliter les choses ? Pour essayer de faire en sorte que les gens se sentent bien accueillis. Qu’ils n’aient pas l’impression de pénétrer un lieu pour happy few possiblement arrogants.
Moi, c’est mon obsession. Ce qui m’a rassuré, c’est l’évidence de ce bâtiment, certes très grand, mais pas du tout prétentieux. Dans ses aménagements, non pas parce qu’on n’en a pas les moyens, mais parce que ce n’est pas notre état d’esprit, il suggère une dimension très vivante. Ce qui m’a rassuré aussi, c’est le retour de ces journées d’inauguration. À part le problème du bar, assez inaccessible (sourire), les gens nous ont exprimé leur sentiment de liberté. On a la place et on se sent autorisé à faire des choses. Et ça, on va le cultiver.
La cité créative a été conceptualisée par des économistes comme étant le lieu qu’il convient de concevoir pour rendre la ville attractive, notamment face à des investisseurs. Un business model vertueux en quelque sorte. En avez-vous conscience ? Avez-vous été mandaté clairement par la mairie pour incarner cela ?
Bien sûr. Le fait de nous confier ce projet est déjà en soi une réponse. Confier à des opérateurs économiques de la culture et de la création le soin de créer le premier Bâtiment de la cité créative va donner le LA : dans son esprit, sa liberté de créer… Maintenant, on est conscient que si des cultureux, des artistes investissent un quartier abandonné dans n’importe quelle ville du monde, ça va lui donner une plus-value immobilière. On a donc vraiment hâte que nos voisins de l’ESMA et les autres bâtiments qui vont naître ici, comme Le Cocon, dans le fameux cinéma militaire, soient installés. Parce que, clairement, dans huit ans, on sera dans un tissu urbain hypercréatif, avec des écoles, un tramway, des commerces, des bars…
Les friches artistiques ont généralement un côté trash, volontiers provocateur. Ici, c’est plutôt bon enfant avec, factuellement, la programmation jeune public. Peut-on s’attendre malgré tout à un ton plus transgressif ou va-t-on toujours rester dans les clous ?
Ce n’est pas une question qu’on se pose. Lors de l’inauguration, il y avait un côté transgressif de voir 1 500 personnes danser sur de l’électro, du hip-hop, à fond…
On le voit partout, ça, non ?
Oui, mais le trouve-t-on dans un lieu où des entreprises travaillent au quotidien ? La question de la provocation, je ne me la pose pas en termes de ligne éditoriale, comme pourrait le faire un magazine (sourire) ! Moi, ce n’est pas la provocation qui m’intéresse…
Taquiner les marges, c’est aussi ça la création.
Oui… Le premier festival qu’on va produire sera sur l’avant-garde de Bucarest, vue sous l’angle de la musique électronique 100 % féminine, de la gastronomie et du cinéma. Je ne vois pas beaucoup de lieux ici pour prendre un tel risque.
C’est quand ?
Du 5 au 7 avril.

 

Cité créative : des chiffres et des lettres

Ancienne école d’application d’infanterie (EAI), le site de la cité créative a été racheté à l’État par la Ville en 2012 pour 19 M€.

Outre la Halle Tropisme (budget : 2 M€), la cité abritera :
• un pôle multifonctionnel doté d’une salle de projection de 400 places, des studios de prises de son et de doublage, une brasserie artisanale.
• un campus dédié aux ICC (industries culturelles et créatives) pour 1 400 étudiants en cinéma, effets spéciaux, jeux vidéo…, réunissant quatre écoles dont l’ESMA (École supérieure des métiers artistiques), et doté de 3 studios de cinéma sur 750 m² modulables et d’un fablab (impression 3D).
• En tout, 40 ha d’aménagements dont 35 000 m² d’activités tertiaires et 2 500 logements sont prévus.

 

Les Halles de la Cartoucherie, à Toulouse

Ils ont pris tout le monde de court. Ils sont sept associés issus de l’économie sociale et solidaire, du monde associatif, de la restauration, de la culture notamment. Sept trublions décidés à transformer le projet initial de la ZAC Cartoucherie, installée dans deux anciennes halles industrielles du quartier.

« Oppidea, la SEM d’aménagement de Toulouse Métropole, lançait en 2016 un appel à manifestation d’intérêt : 8 000 m2 destinés à créer un “food court”, raconte Sylvain Barfety, l’un des promoteurs du tierslieu Les Halles de la Cartoucherie. Trois ans plus tard, le programme est devenu un espace physique de 15 000 m2 qui porte un message politique : une autre façon de construire la ville, l’économie, l’écologie, le commerce et l’innovation sociale en brassant sport, culture, gastronomie, activité économique… »
La force du projet ? S’être affranchi de tout cahier des charges. Il s’appuie sur un montage inversé, adossé au plus grand projet d’habitat participatif de France : « C’est aussi un enjeu pour inscrire le lieu dans le territoire en impliquant une population déjà motivée et pour en faire un outil de quartier », ajoute celui qui est également le président de la SAS du tiers-lieu.
Le financement, 27 millions d’euros dont 30 % sur les fonds propres des sept associés, est totalement privé. Même si la SAS attend, pour le printemps, l’entrée effective à son capital d’Oppidea et l’attribution d’une subvention européenne, NoWatt. Un risque assumé, soutenu par une structuration juridique et financière qui protège les valeurs et la pérennité du projet.